• Madame M

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                                                        Sur une consigne de "La petite fabrique d'écriture"
                                                  "Ecrire un texte commençant par : "On frappe à ma porte." "
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    On frappe à ma porte. C’est elle.

    Son pas m’est devenu si familier que je le reconnais même de loin, même emmêlé à la rumeur du monde.

    Sa démarche est traînante et lourde aujourd’hui. Fatiguée. Usée.

    J’ouvre le battant ; d’un geste silencieux, je l’invite à entrer dans la chaleur du foyer, à s’asseoir près de l’âtre.

    Son regard est sombre, son front bas.

    Je lui laisse du temps. Je sais qu’il ne faut pas lui adresser la parole directement, ces soirs-là.

     


    « Encore une mauvaise journée, hein ?

    -Mmmmmmmmmmmmh.

    -Donne-moi ta pèlerine, elle est trempée. Sèche-toi près du feu. Tu veux du thé ?

    -Mmmmmmmh.

    -Tu as mangé quelque chose ?

    -Mmmh…

    -Bon…  Tu vas faire ton ado mutique toute la soirée, auquel cas je dispose et je reviens plus tard, ou tu as juste besoin d’un moment tranquille pour décompresser ? »

     


    L’humour, avec elle, c’est toujours quitte ou double. Ca débloque la situation ou ça la gèle dans un silence de mort.

     


    Ouf, cette fois, elle sourit. Faiblement, avec lassitude, sans grande conviction il est vrai, mais on a évité ce regard noir, cette moue amère des mauvais soirs dont il n’y a plus rien à tirer.

     


    « Excuse-moi. Je ne serai encore pas d’une très joyeuse compagnie, aujourd’hui.

    -  Tu n’as pas à t’excuser. Je te comprends. Tu fais vraiment un sale boulot. Encore pire que celui des huissiers de justice, je crois... Se faire recevoir de travers à longueur de journée…

    - Si ce n’était que les colères, les rebellions, les jérémiades… ! Mais le pire, tu sais, c’est cette impression de ne servir à rien. Qu’ils ne comprennent pas. De devoir recommencer chaque fois complètement de zéro. Je les vois passer, repasser je ne sais combien de fois devant moi, mais d’une fois sur l’autre, la plupart n’ont pas avancé d’un pouce. Je me demande s’il ne faudrait pas revoir entièrement le système de formation. Je crois que l’actuel est devenu totalement obsolète.

    - Ca fait un bail qu’il n’a pas changé, faut dire… ce sera un mammouth encore autrement plus dur à dégraisser que celui de l’Education Nationale !!

    - Bien courageux celui qui s’y risquera. Moi, en tout cas, je n’en peux plus et je n’en veux plus de ce job. Cette fois, j’en ai soupé. Je vais leur rendre mon tablier.

    - Tu dis ça régulièrement depuis que je te connais.

    - Oh, je le disais déjà bien avant… !

    - Je ne vois pas qui ils embaucheraient d’autre.

    - C’est leur problème, pas le mien.

    - Ne fais pas ton égocentrique.

    - Et si j’avais envie de faire mon excentrique, pour une fois ? De m’écouter un peu ? De sortir du rang ? D’arrêter d’obéir fidèlement, patiemment, servilement aux ordres ? Tiens, je sais ce que je vais faire ? Je vais demander une mutation. »

     


    J’éclate de rire.

    Son regard me foudroie aussitôt en riposte, noir, dur, réprobateur.

    Je ne voulais pas la blesser, mais le rire a fusé malgré moi devant l’incongruité de la situation.

     


    « Une mutation ! Et pour où, s’il te plaît ?

    - Où ils voudront. Le paradis, l’enfer, le purgatoire … m’en fous. En tout cas, je ne veux plus être en charge de cette fichue porte. Qu’ils se trouvent une autre sentinelle pour leur précieux passage. Moi, je n’ai plus aucune vue sur le poste de CDSS.

    - C'est-à-dire ? … Excuse-moi, je ne maîtrise pas à fond la terminologie de ta spécialité…

    - « Concierge-du-Seuil-Suprême ». Gardienne en chef du point de non-retour, quoi…

    - Hé bien… voilà qui va faire un grabuge digne de la chute du mur de Berlin en Europe dans les hautes sphères. Je te soutiens dans ton projet, mais j’avoue que je ne suis pas sûre que tu aies toutes tes chances d’être entendue… »

     


    Elle finit par sourire. Gagné !

    Le dégel s'amorce.
    Elle finit par me demander, - peut-être à brûle pourpoint :

     


    « Mais enfin, pourquoi est-ce que tu ne me détestes pas, toi ? Pourquoi est-ce que tu ne me chasses pas à grands coups d’invectives et de pierres comme les autres ?

    - Parce que tu es mon amie.

    - Pourquoi ? Parce que je t’ai laissé la vie sauve, un jour ? L’initiative ne venait pas de moi, tu sais.

    - Oui, je sais. C’étaient là encore les ordres d’en haut…

    - C’est ça. Je devais te secouer un peu, te donner un coup de semonce… pas  te faire passer de l’autre côté, pas encore. Mais ce n’est pas moi qui ai pris la décision.

    - Ca n’a pas d’importance. Tu as fait ton travail, tu l’as bien fait, et ils ont obtenu de moi ce qu’ils désiraient. Je n’ai jamais été si heureuse que depuis notre rencontre. Tu as amené le bazar complet dans ma vie, et ce grand bazar m’a été extraordinairement salutaire. Ne me quitte plus jamais, surtout. Je veux que nous deux, sans jouer sur les mots, ce soit désormais « à la vie, à la mort ».

    - Enfin, par la force des choses, ça va être surtout à la mort… tu en es consciente ?

    -Totalement. Et justement, je ne conçois pas de meilleure façon d’être en vie que de vivre en totale amitié avec sa mort. »

     


    Elle soupire.

     

    « Tout de même… j’ai de la chance de t’avoir. »

     

    Je souris.

     

    « Non. C’est MOI qui ai de la chance. »

     

     

     

     


  • Commentaires

    1
    Samedi 12 Décembre 2009 à 09:15
    Je reste ébahie de voir ce que toi et les autres pouvaient tirer de quelques mots.
    C'est magnifique de pouvoir jongler avec les mots et surtout de trouver ces idées toujours renouvellées.Merci Ptitsa pour ces bons moments que je viens de passer, on pourrait y rester des heures mais ce n'est que le matin et le boulot m'appelle...
    Bonne journée et je t'embrasse
    2
    Dimanche 13 Décembre 2009 à 02:53
    J'adore ce texte... une super idée.. bravo
    3
    Lundi 14 Décembre 2009 à 19:17
    Je reste ébahie de voir ce que toi et les autres pouvez réaliser en matière de traitement des photos et de scrap-booking... tu vois, à chacun son talent !
    Bisous Maxi !
    4
    Lundi 14 Décembre 2009 à 19:20
    Merci Renard. Je n'ai pas eu à chercher beaucoup, tu sais. C'est du vécu... transposé en récit.
    5
    Jeudi 17 Décembre 2009 à 17:43
    Encore une fois, la magie opère ! J'aime encore beaucoup ton texte, ce vécu que tu sais si bien nous écrire, comme dans les "Graines du fond du puit". Il faut lire entre les lignes... Continue, ça fait du bien !
    6
    Mardi 22 Décembre 2009 à 11:49
    Des "retours" de lecteurs (trices) comme toi sont vraiment précieux, tu sais. Rien ne me touche plus que de savoir qu'on me lit aussi "entre les lignes" et que l'émotion passe, même à travers une feuille de papier ou un écran.
    Merci pour tous tes commentaires en général et sur mes textes en particulier, Fauvette ! Des fois, quand je doute de ce que je fais, je me dis que ça vaut la peine de continuer à écrire s'il reste une seule personne comme toi pour me lire en face... 
    7
    Mardi 22 Décembre 2009 à 16:37
    N'aie aucun doute et continue, c'est extra ! Je ne suis pas la seule à apprécier, sois-en sûre !
    8
    Lundi 28 Décembre 2009 à 16:03
    Merci pour tes encouragements !
    9
    Dimanche 6 Novembre 2011 à 06:16

    Je ne sais si c'est la Toussaint ou l'automne qui t'inspire mais tu nous plonges dans un univers particuliers avec tes posts.

    Qu'importe, ton texte est tellement bien écrit. Bravo!

    10
    Mercredi 8 Février 2012 à 21:39

    Sûrement un peu les deux... L'automne, et tout particulièrement novembre, sont en effet des moments liés pour moi à la mort, mais dans la perspective d'une renaissance. Quelque chose s'en va, mais pour mieux faire la place à autre chose qui s'en vient, puis s'en ira à son tour... et ainsi de suite. Ce n'est pas triste, ce n'est pas funèbre. C'est un cycle, un mouvement...

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